Le quartier du marché russe à Phnom Penh n’est pas vraiment apprécié par l’expat moyen, il le trouve loin de tout, trop éloigné des petits repères occidentaux situés autour du palais. Pourtant c’est là que se trouvent des petites perles comme le café où je suis, à l’angle d’un carrefour. Et c’est dans ce quartier que les loyers sont les moins chers, on peut dégoter une petite maison pour 250 dollars par mois, parfois en-dessous. Le marché lui est un grand rectangle plat couvert de tôles où les marchands vivent et font des affaires. L’expat y va à l’occasion lorsqu’il a une idée bien en tête, il trouvera chaussure à son pied mais s’en ira vite.
J’aime trouver dans Phnom Penh des cafés où l’inspiration se mêle aux murs, au mobilier, à l’air qui circule, et des gargotes il en regorge, je pourrais passer ma vie dans les cafés ; c’est Jacques Gaillot qui a dit un jour que s’il n’était pas devenu prêtre il aurait tenu un café. Un troquet c’est un écritoire géant.
Là je repense à Sihanoukville et à Valmont. Anciennement la ville était appelée Kompong Som, « port agréable » en khmer. Donnant sur le golf de Thaïlande, cette cité balnéaire attire les touristes en tout genre, les plages du nord sont des lupanars où les transats accueillent les barangs de tous poils… Heureusement Valton n’en fait pas parti, d’ailleurs son lieu à lui c’est en bordure d’un boulevard qui sépare son établissement de la plage, une longue promenade borde celle-ci et à part cette enclave gauloise seules les familles cambodgiennes y viennent et lorsque la journée s’étire ils se retrouvent, c’est leur « paséo » à eux.
Valton quitte sa Lorraine natale à 18 ans et part s’installer à Antibes, il fera carrière au milieu des fourneaux, à cuisiner, à tenir des restos et à s’ennuyer d’une France qu’il ne reconnaît plus. « Rien à foutre, j’en avais marre, j’ai mis les voiles », et depuis huit ans il vit à Sihanouk, poursuivant sa passion pour la cuisine. Il tient une guest qu’il aurait pu appeler les Copains d’abord, un autre visage du Cambodge entre Pagnol et Guédiguian. C’est chez lui que se retrouvent ses potes retraités, ensemble ils écument leurs vies. Ce soir-là c’est autour d’une partie de belote qu’ils refont le monde, racontent leurs histoires de filles cambodgiennes avec qui les rayons du soleil sont plus doux, des instantanés où l’élégance du verbe côtoie une belle sincérité. Car nous sommes loin des rues chaudes de Phnom Penh où l’expat moite cherche sur la peau des jeunes filles un chemin éphémère, ici pas question de vouloir jouer au passé, mais l’envie de gravir une fois encore le piémont du désir. Les compagnes s’amusent entre elles, rigolent et donnent à ces moment un goût sucré salé unique, un vrai « Marius et Jeannette » au pays du sourire…
Ce soir-là, après la partie de cartes, ils se retrouvent à table, juste avant un couple débarque dans de chaudes embrassades, Valdon serre dans ses bras son copain qui vient juste d’être opéré d’un cancer, plus de voix, une ardoise et un feutre en guise de parole. Chemise et short militaires, les cheveux courts. J’entends sa femme raconter les chimio, son rétablissement, qu’il ne peut plus fumer de l’herbe, que maintenant il en prend en infusion. Là-dessus les Ricard arrivent, le patron met de la musique, je reconnais Phil Collins. A table le couscous séduit tout le monde, les rires complices glissent dans la nuit.
Je n’ai aimé Sihanoukville que grâce à Valdon, à cette diapositive que l’on regarde à contre-jour. Il n’y a pas qu’au Cambodge que des Français choisissent d’y passer des jours paisibles loin des contraintes liées à des porte-monnaie toujours plus légers, d’autres pays forment une cohorte où s’inversent les rôles des flux migratoires… Phil Collins laisse la place à « N’oubliez jamais » de Joe Cocker, j’imagine qu’un pousse-café sera servi juste avant qu’ils partent danser quelque part.
Les cafés de Phnom Penh sont partout, le jeu est à chaque fois d’en découvrir de plus en plus surprenants, on peut y passer des jours entiers tant la ville est étendue, secrète. A ma manière je suis un Valdon posant sa moto au hasard des trottoirs, des lumières et des ombres, de ce mouvement de tango qui m’enlace à la recherche d’un petit coin tranquille. J’aimerais ainsi parcourir le monde sur le coin d’une table. Je pose la plume constate qu’il est déjà tard, qu’il me faut alors reprendre les boulevards devenus plus légers. Attendre peut-être demain et continuer de découvrir, encore et toujours.