Aujourd’hui, 7 des jeunes filles de Kien Kleang ont leur cours de danse Apsara (danse traditionnelle Khmère) activité offerte pendant 2 mois par « un ancien » de l’orphelinat qui a réussi et n’a pas oublié ses petits frères et sœurs encore sur place. J’ai l’honneur et la joie d’y être invitée. 13h, un tuk-tuk vient nous chercher devant la chapelle. Nous nous y entassons en riant, les petits sur les genoux avec Narong qui profite du taxi pour aller à son cours de chant traditionnel, et nounou Srey gardienne de cette jolie petite troupe d’artistes. L’école est située exactement en face de Toul Sleng, le musée du génocide. Je ne peux m’empêcher de penser que chanter et danser dans le périmètre de cet endroit effroyable est une belle et excellente chose. 2 escaliers périlleux en fer, inclinés à 70° mènent à la salle de danse. Danser ici, cela se mérite dès le seuil. Au 2ème étage sur une grande terrasse, une scène à baldaquins et jupons de satin encadre une immense photo du Bayon de rouge et de bleu, couleurs du drapeau national khmer. Sur le côté, les ors rouge et jaune d’un autel bouddhiste et des offrandes rappellent le caractère sacré et intemporel de cet art Les filles s’habillent d’une longue bande de tissus rouge ou bleu avec méthode.
Elles sont belles et se contemplent longuement avec satisfaction dans un grand miroir avec des petits rires de plaisir. Chaque pli de la tenue est lissé, rectifié, vérifié, le tout réuni est ensuite roulé et attaché au dos, solidement tenu par une ceinture ciselée argentée. Le professeur entre. C’est une jeune femme d’environ trente ans d’une grâce presque irréelle. Apsara professionnelle réputée, elle inspecte immédiatement chaque tenue. Le cours et les échauffements démarrent, distribuant d’abord encouragements et rigueur aux petites élèves. Le ton pédagogique part soudainement crescendo, plus vite et fort. Badine de rotin à la main, la maîtresse de danse n’hésite pas à taper sur une main mal positionnée, à cingler un pied pas assez relevé ou redresser une tête de la pointe de sa baguette…
Tous les sens sont en éveil, tout est conscient sur plusieurs plans et palpable dans l’air : chaque muscle, chaque partie du corps, du visage reste dans une indépendance totale des autres gestes ou dans l’immobilité. L’inclinaison d’une tête, d’un doigt, la cambrure, le sourire, le rythme, la présence physique et spirituelle, tout ici interprète un adagio céleste. Je ne peux m’empêcher de faire une comparaison avec les petits rats de l’Opéra de Paris. Je souffre en regardant les mains arc-boutées ou en position de fleur de lotus, je vois les phalanges et les paumes blanchir sous l’effort, les sourires sont parfois ponctués de furtives grimaces de douleur pour atteindre la « juste position ».
Pekdey, Samech, Samnang, Srey Nich, Srey Roem, Sophan Mey et Srey Leab dansent et chantent maintenant encore et encore sur une mélopée langoureuse et envoûtante venue du fond des âges. Trois d’entre-elles tiennent des coupes d’argent. Nous sommes à la fois en dehors du temps et au coeur du XXI siècle, loin et au centre de la vie moderne qui se déroule quelques mètres plus bas. Un petit goûter de gâteaux sucrés vient apporter une pause délicate après 3heures de travail intense. Seule Srey Nich, tenace, continue de tirer sur ses membres fatigués pour perfectionner certaines postures. Au retour, Narong et Nounou Srey, malgré la fatigue, les secousses, le bruit infernal citadin et les bouchons- klaxons, par leurs voix magnifiques et chants traditionnels, transcendent le sillage de notre carrosse jusqu’à l’orphelinat…Un char céleste où règne la félicité.
Marielle Guillon.